On ne traduit pas des mots mais des idées

On a tous vu ces articles qui apparaissent de temps en temps sur les réseaux sociaux et dans la presse sur ces mots dits intraduisibles. Si on peut en effet admettre que les mots en question n’ont peut-être pas un équivalent unique dans une autre langue, il me semble que les auteurs de tels articles, ainsi que les nombreux gens qui les partagent sur les réseaux sociaux, ignorent deux principes de la traduction pourtant essentiels :

1) Tout d’abord, les langues ont toutes des constructions grammaticales différentes. De ce fait, on peut rarement se contenter de traduire un mot en l’isolant d’une phrase. Si c’était le cas, les traducteurs produiraient tous des traductions mot à mot et très littérales à la façon Google Translate et Cie. Quelle horreur !

Voici quelques exemples pour illustrer ce principe :

Un nom abstrait en français est souvent traduit par une série de mots concrets en anglais :

Français
Les débuts du cinéma
On a dû jouer les prolongations
Le clergé avait la haute main sur les âmes 

Anglais
The early days of cinema
Extra time had to be played
The clergy had complete authority over spiritual matters

Par ailleurs, beaucoup des locutions verbales en français sont traduits par des verbes simples en anglais :

Français
Fermer à clef
Je buvais mon café à petit coups
Il leur a dit tout bas de se taire

Anglais
To lock
I was sipping my coffee
He whispered to them to be quiet

De même, beaucoup de locutions adjectivales et adverbiales en français sont traduits par un simple adverbe en anglais :

Français
D’un air de reproche
À plusieurs reprises
D’un œil critique

Anglais
Reproachfully
Repeatedly
Critically

2) Ensuite, tout dépend du contexte. En effet, les mots ne sont que les symboles que nous utilisons pour produire du sens. Et ce qu’un traducteur doit dégager d’un texte c’est surtout son sens. La traduction consiste donc non pas à reproduire simplement des mots dans une autre langue mais à formuler les idées, les concepts et les sentiments décrits par ces mots. Et le fait que certains mots n’aient pas d’équivalent unique dans une autre langue ne les rend pas intraduisibles car nous pouvons à coup sûr traduire le concept ou l’idée qu’ils représentent.

C’est pour cela que les traducteurs professionnels travaillent uniquement vers leur langue maternelle. Car seuls les gens qui écrivent dans leur langue maternelle peuvent comprendre un concept dans une langue étrangère et maîtriser les subtilités nécessaires pour ensuite communiquer ce concept, sans fautes, dans leur langue.

Notre rôle de traducteur est donc de traduire du sens. En conséquence, le fait d’avoir une bonne connaissance de la langue ne suffit pas. Il faut aussi avoir une bonne compréhension des idées exprimées dans un texte, ce qui exige normalement une certaine familiarité avec la matière en question. De ce fait, un traducteur spécialisé dans la domaine juridique n’est peut-être pas la meilleure personne pour traduire des fiches médicales ou votre dernière campagne de marketing. D’où le constat que les diplômes de traduction ne garantissent en rien une bonne traduction de votre texte. Et les meilleurs traducteurs sont souvent, soit connaisseurs expérimentés, soit amateurs passionnés, des domaines dans lesquels ils travaillent.

Le français et l’anglais : une question de dessins et de couleurs

Une des révélations les plus intéressantes de la psycholinguistique est que la langue qu’on parle nous fait voir le monde d’une certaine manière. Ce qui veut dire qu’on ne voit pas tous la même réalité. Cela a, évidemment, des implications dans la traduction, surtout si on veut éviter que notre traduction soit trop littérale.

En parlant des différences entre le français et l’anglais, Le philosophe et historien français, Hippolyte Taine (1828-1893), disait :

« Traduire en français une phrase anglaise, c’est copier au crayon gris une figure en couleur. Réduisant ainsi les aspects et les qualités des choses, l’esprit français aboutit à des idées générales, c’est-à-dire simples, qu’il aligne dans un ordre simplifié, celui de la logique. »

On peut dire que l’inverse est aussi vrai. Pour traduire en anglais une phrase française, il faut ajouter de la couleur.

En effet, d’une façon générale, les mots français sont plus abstraits que leurs équivalents en anglais. Autrement dit, le français a une préférence pour ce qu’on appel en linguistique des mots signes, ou des termes généraux. L’anglais, par contre, préfère des mots images, qui sont (comme leur nom l’indique) plus imagés et plus descriptifs par rapport à la réalité concrète.

En plus, souvent le mot signe français sert comme dénominateur commun a des séries de mots images synonymes en anglais. Un point qu’on peut facilement illustrer avec quelques exemples tirés de l’excellent ouvrage de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, Sylistique comparée du français et de l’anglais :

1) Le mot français « coup », peut être utilisé pour décrire un tas de phénomènes très différents. Mais pour le traduire en anglais, on est obligé de choisir parmi toute une gamme d’équivalents selon la situation spécifique : « blow », « cut », « stroke », « shot », « kick », « clap », « gust », « crack »…

2) Dans les perceptions auditives et visuelles, pour traduire « grincement » en anglais on peut, selon la situation, choisir entre « grating », « squeeking », « creaking », « grinding », ou même « gnashing ». Et pour traduire le verbe « luire », c’est difficile de ne pas avoir une certaine admiration pour les choix allitératifs de l’anglais, entre « to glimmer », « to gleam », « to glow » « to glisten », ou « to glint ».

Bien sûr, cela ne veut pas dire que le français est toujours plus abstrait que l’anglais. Il arrive, bien que rarement, que le français soit plus descriptif. Par exemple, l’anglais doit se contenter de « bell » là où le français offre un choix entre « cloche », « clochette », « sonnette », « grelot », et « timbre ». Dans ce cas, pour pouvoir distinguer entre ces choix, l’anglais doit utiliser des adjectifs en plus.